Que peut bien ressentir un roman qu’on extirpe du rayonnage de sa bibliothèque pour aller l’abandonner dans une boîte à livres comme il en existe de plus en plus dans les villes ? Martine Lelait a imaginé le désarroi du Pavillon des Cancéreux, d’Alexandre Soljenitsyne.  

par Martine Lelait. 

Trois jours que je suis enfermé ici avec l’espoir, toujours déçu jusqu’à présent, d’en sortir.

La canicule n’arrange rien ; il fait chaud comme tout dans cette cabane, où nous sommes serrés comme des harengs.

Dire que je suis arrivé là de mon plein gré serait un peu exagéré mais malgré tout je ne me suis pas révolté. Au contraire, j’étais content de sortir de ma routine quotidienne, de voir autre chose que les mêmes voisins auprès desquels on m’avait logé sans se préoccuper de mes affinités. Qu’est-ce que j’avais à voir avec eux ? Pour quelles raisons d’ailleurs est-ce que j’occupais depuis des lustres ce 3ème étage ? Ma taille ? La couleur de ma jaquette ? Mon géniteur ? Est-ce à dire qu’on m’avait oublié là ?

J’en étais là à me morfondre quand, soudain, j’ai été embarqué, par la main déterminée de mon propriétaire, dans cette folle aventure et plus précisément dans la boîte à lire du quartier. Pourquoi moi me direz-vous ?  Je n’en sais assurément rien. Une loterie ? J’ai été tiré à la courte paille ? On en avait assez de me voir ? J’étais trop petit, trop gros, trop vieux, trop format de poche, trop moche, bon à mettre au rebut ? Toujours est-il que j’ai décidé de me saisir de cette occasion pour me faire de nouveaux amis.

Pas très facile au demeurant : il a fallu que je trouve ma place, les occupants arrivés avant moi n’avaient guère envie de se tasser davantage. J’ai compris que, là non plus, on ne choisissait pas ses voisins. Je me suis retrouvé coincé entre un classique Larousse largué par un lycéen pressé de se débarrasser de ses livres scolaires et un Guide du Routard de la Turquie datant de 1998. J’aurais espéré mieux comme compagnonnage ; moi, je rêvais d’aventures à la Jack London ou de rencontrer la Panthère des Neiges ou encore de suivre Alexandra David Néel à Lhassa. J’avoue aussi que rencontrer un beau roman d’amour m’aurait aussi beaucoup plu, tiens le Docteur Jivago par exemple, j’aurais retrouvé des racines communes ; le « moins pire » que j’ai aperçu, c’est un Guy des Cars, mais qui lit encore ce genre de roman ? 

Bon, à chaque fois que la porte de notre cabane s’ouvrait, je retenais mon souffle, espérant être choisi. Parfois, quand ça s’ouvrait c’était pour mieux nous tasser encore et accueillir un nouvel arrivant, parfois j’étais tripoté, changé de place mais jamais emporté. Sans doute ces années de covid ont donné envie aux lecteurs de s’aérer l’esprit, de plonger dans des choses plus légères. Avec mon nom à faire peur, je ne risque pas d’être choisi avant longtemps.

Mes congénères m’ont aussi expliqué notre chance, toute relative : si nous étions trop beaux, trop tentants, s’il y avait parmi nous ces jeunes primés du Goncourt, du Fémina,  si nous étions des polars nordiques, sans doute aurions-nous déjà été razziés un vendredi soir pour nous retrouver le lendemain sur un étal de foire à tout. Il paraît que c’est une pratique très courante : nous dérober alors que nous sommes là gratuitement pour être échangés, pour nous vendre, qui sait, vingt centimes ou un euro. Où vont donc se nicher les petits profits ?

J’attendrai donc la main curieuse qui viendra me découvrir ou aura envie de me retrouver après de longues années d’absence. Je patiente et ça, je sais faire.