Normande d’origine, Annie Ernaux, 82 ans, est la première femme française à avoir reçu la plus prestigieuse des récompenses littéraires, le Prix Nobel. Si cette reconnaissance internationale a réjoui ses admirateurs, qui se comptent par millions de par le monde, elle a surpris ceux qui, en France, lui reprochent de se servir de sa vie intime pour raconter l’histoire sociale française et de défendre des idées politiques de gauche.
A la rédaction des Curieux Ainés aussi, l’annonce de ce prix Nobel a étonné et réjoui. La preuve par les témoignages d’Hélène, Andrée, Claudie et Ninja.
« Son Prix Nobel nous a rendu fiers ! » par LN
Au début des années 80, j’ai lu « La place » d’Annie Ernaux. Jusque-là, pour moi, la littérature c’était synonyme de romans ou d’histoires pour me faire voyager dans le temps ou l’espace.
Dans ce livre, l’écrivaine raconte la vie de son père sans fioritures, rien qui fasse joli, sans émotion, sans nostalgie. Et pourtant, cela m’a bouleversée. Depuis, j’ai lu tous ses romans.
Les femmes avec qui je parle d’Annie Ernaux disent toutes la même chose : elles se retrouvent dans ses romans, que ce soit par les thèmes abordés ou dans la manière d’exprimer un ressenti. Il y a sans doute un peu de nombrilisme à aimer trouver dans un livre quelque chose qui nous ressemble, mais aimer Annie Ernaux ne signifie pas qu’on n’apprécie pas les œuvres où la part fictionnelle est plus importante.
Pris séparément, les livres d’Annie Ernaux ne sont pas forcément des chefs-d’œuvre, mais l’ensemble produit une radiographie de la société française de l’après-guerre ; la préoccupation majeure de l’écrivaine se porte sur l’arrachement à tous les déterminismes sociaux et existentiels.
Il est vrai qu’Annie Ernaux coche toutes les cases de la bien-pensance d’aujourd’hui : elle est femme, issue du prolétariat, avec une conscience féministe, écologique et de classe puissante. N’empêche qu’elle fait partie des « grands écrivains ». Son prix Nobel nous a rendu fiers. Pour elle, bien sûr, mais aussi pour nous. Et ça, c’est quelque chose de nouveau !
« Elle exprime des choses qui ne se disent pas » par Andrée Medec
« Jusqu’à il y a encore quelques mois, je ne connaissais pas Annie Ernaux. C’est à une amie que je dois de l’avoir découverte.
Un jour, Stéphanie m’a mis « Le jeune homme » paru début 2022, entre les mains en me disant simplement : « Lis-le, c’est son dernier livre ». Ce que je fis le soir même, d’une traite. Il est très court.
Ce récit autobiographique raconte l’histoire d’amour de l’écrivaine avec un étudiant de 30 ans son cadet, mais surtout, c’est une clé qui lui permet de remonter le temps pour revenir à l’âge de son amant quand elle était étudiante et pour se retourner sur ses origines modestes, les conditions de son avortement. Au cours de cette introspection, elle compare sa jeunesse pauvre et son désir de réussite, de « s’élever par le travail », à celle de son jeune amant, qu’elle décrit comme un « profiteur », jouissant des avantages procurés par l’avancée des lois sociales et usant de « débrouillardises » ; tout cela est enrobé de la description de la société des années 60 qui condamnait l’avortement et de la société d’aujourd’hui qui se moque des cougars.
Ce qui m’a frappé chez cette autrice, c’est sa faculté à exposer son intimité, crûment, d’exprimer des choses qui ne se disent généralement pas. C’est aussi son style minimaliste, ultra dépouillé, incisif
J’ai été impressionnée par le fait qu’elle puisse raconter simultanément, en si peu de mots, à la fois une histoire d’amour, un vécu de femme et une peinture de la société… le tout en seulement quarante pages !
Le lendemain de cette lecture, j’ai appelé Stéphanie pour partager mon impression. Elle m’a alors plus longuement parlé d’Annie Ernaux et de ses romans – des autofictions – ainsi que de son engagement politique et social.
Le 6 octobre dernier, c’est Stéphanie qui m’a informée par un petit texto, alors que je me rendais au comité de rédaction des Curieux Aînés, qu’Annie Ernaux avait obtenu le prix Nobel de littérature.
« Sans relâche, elle attire l’attention sur les valeurs de la solidarité et les atteintes à la condition féminine » par Claudie Perrot
Annie Ernaux vient de recevoir le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre. C’est le Nobel du féminisme des classes populaires et d’une vie engagée de ce côté.
Très jeune, elle lit « le deuxième sexe » de Simone de Beauvoir, grande bourgeoise issue d’un milieu privilégié, tellement différente d’elle ! Malgré cette différence entre elles deux, Annie Ernaux a déclaré : « Ce livre m’a fichu un coup ». Pourtant, au fil du temps, des différences philosophiques profondes la dérangent, sans doute liées à leur écart socio-culturel respectif.
La liberté des femmes à disposer de leur corps, les inégalités homme/femme et les violences faites aux femmes sont des thèmes récurrents dans l’œuvre d’Annie Ernaux.
Je propose de voir comment, à travers trois de ses livres, l’Evénement, La femme gelée et Mémoire de fille, elle aborde ces sujets.
L’événement : Dans ce livre, elle revient sur sa première relation amoureuse avec un homme, en 1963, alors qu’elle est étudiante à Rouen. La contraception est encore illégale jusqu’à la loi Neuwirth de 1967 comme l’IVG qui sera légalisé plus tard avec la loi Veil de 1975.
Son récit décrit le parcours du combattant de la jeune étudiante qui tombe enceinte hors mariage et souhaite avorter et sa difficulté à trouver un médecin ou une faiseuse d’ange.
Lorsqu’elle écrit, « une adresse et de l’argent, c’étaient les seules choses au monde dont j’avais besoin », elle parle au nom de toutes les femmes de condition modeste, qui ne pouvaient pas aller avorter à l’étranger et devaient, comme on disait alors « se débrouiller ». Même si cette expérience est pour elle une souffrance physique et psychologique, la jeune femme la vit comme une libération et une victoire sur elle-même.
Dans la Femme gelée, l’autrice raconte la découverte des différences sociales entre les hommes et les femmes. C’est l’histoire d’un jeune couple moderne, très uni, étudiants tous les deux, pleins de théories idéales sur l’égalité des sexes. Au début de leur union, le désir du mari est « qu’elle réussisse ses concours afin de devenir ce qu’elle souhaite ». Mais insidieusement, la réalité s’impose, le mari attend que sa femme gère la vie quotidienne, prenne en charge la cuisine et le serve. Ce qui devient intolérable pour la jeune femme.
Dans ce livre, Annie Ernaux dépeint les conditions de vie des femmes mariées des années 60 et présente les limites de l’émancipation féminine. Elle révèle la décomposition des idéaux d’égalité dans le couple. Elle montre aussi comment l’émancipation par les études sont détruites en douceur.
Enfin dans Mémoire de fille, l’écrivaine revient sur une période de sa vie qui l’a fortement marquée. Á 19 ans, elle est monitrice de colonie de vacances. Tout est neuf pour elle : la mixité et l’échappée hors du milieu familial.
Lorsque le moniteur en chef la regarde et l’emmène dans sa chambre, elle ne se fait pas prier. Cela va très vite et elle croit à l’amour…. Elle comprendra plus tard qu’elle a été une femme objet dont on s’est servie. Quand elle écrit ce livre, elle a 76 ans et elle explique que, encore actuellement, elle peine à utiliser le mot viol. Dans de nombreuses interviews, elle a déclaré se réjouir des effets de #Metoo sur la société.
Lors de l’émission, La Grande Librairie, qui lui a été consacrée en 2022, elle a relevé que « les hommes font la guerre mais pas la guerre pour les droits des femmes, on ne devrait pas l’accepter ». Quand le journaliste lui a demandé quel message elle voudrait que l’on retienne d’elle après sa mort, elle a répondu : « Je ne sais pas quelle épitaphe sera gravée sur ma pierre tombale mais je voudrais qu’elle soit politique et féministe ».
« Annie Ernaux est une femme de référence » par Ninja
Annie Ernaux est normande, elle a fait ses études à Yvetot, puis est devenue professeure.
J’ai lu l’un de ses premiers livre « La place » qui abordait la place de son père dans l’univers social. Il a été ouvrier puis commerçant et propriétaire d’un café-épicerie.
Puis j’ai lu, « Les armoires vides » qui ne m’a pas laissé d’autre souvenir que ce titre.
Le troisième, « Je ne suis pas sortie de ma nuit », était consacré à la maladie d’Alzheimer de sa mère, et il m’a troublée.
En amont, j’étais intéressée par ses histoires personnelles, mais je n’aimais pas trop son style incisif et dépouillé, préférant la romance ou la poésie ! Mais, de fil en aiguille, n’étant pas hostile aux styles, j’ai appris à l’aimer.
Annie Ernaux incarne la lucidité de la vie, elle a fait avancer la cause des femmes et sauter les verrous. Elle est une femme de caractère dans la veine de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme on le devient ». Elle est d’une époque où les femmes peinaient à s’affirmer, une « femme libre » n’avait pas bonne presse. Pour ma part, j’ai divorcé en 1972, j’ai rencontré aussi des difficultés au sein de ma famille et de la société, mais j’étais déterminée à suivre ma voie et à devenir une femme relativement « libérée » en comparaison de ma mère qui avait trimé toute sa vie.
En mai dernier j’ai vu Annie Ernaux dans l’émission La Grande librairie et j’ai été scotchée par sa prestation et certaines de ses affirmations comme celle-ci : « Je cherche le mot juste, je suis venue au monde pour aimer, comme tout le monde et écrire pour laisser une trace. Ecrire la vie, écrire sur soi, c’est écrire sur les autres, dès que vous ouvrez la bouche on sait qui vous êtes ».
Annie Ernaux est une femme de référence, un miroir où chacun, chacune peut se retrouver, avancer, grandir sur le chemin de sa propre vie.
Ainsi je vois Annie Ernaux.