De la Martinique où elle a pris ses quartiers d’hiver, Andrée raconte l’évolution du commerce de proximité sur l’île des Caraïbes.
Par Andrée Medec
Il y a trois mois, à l’initiative d’une association de valorisation du patrimoine martiniquais s’est tenue, en Martinique, une exposition basée sur la reconstitution d’un « débit de la régie ». Mais que se cache-t-il derrière cette expression quelque peu étrange que les moins de 20 ans (voire de 40 ans) ne peuvent pas connaître ?
On situe l’avènement du débit de la régie peu après la fin de l’esclavage, au milieu du 19ème siècle, lorsque les « affranchis », les « nouveaux libres », se mirent à travailler contre une rémunération sur les plantations de canne à sucre. Il s’agissait d’une épicerie, d’une boutique comme disaient certains, qui se situait sur l’habitation (mot qui désigne aux Antilles une exploitation caféière ou sucrière) et était destiné aux familles des ouvriers de la plantation. Attenant à l’épicerie, se trouvait aussi un coin buvette : deux ou trois tables avec des chaises, où se rassemblaient les hommes pour boire et jouer aux dominos. C’était un lieu de milans, (en créole dans le texte : bavardage), où s’échangeaient des informations sur ce qui se faisait sur l’habitation et plus tard, dans le quartier.
L’origine exacte de cette dénomination « débit de la régie » n’a pas été trouvée. Toutefois, on suppose que, dans la mesure où il y avait vente d’alcool, le propriétaire devait posséder une licence, probablement délivrée par la régie des Impôts.
Dans les années 1950-1960, la fermeture des usines a entraîné un exode massif des habitants des campagnes vers les villes. De nouveaux quartiers populaires furent érigés autour des villes principales (Fort de France, Lamentin…), où s’est massivement installée la population laborieuse des habitations. C’est donc naturellement qu’on retrouva le débit de la régie au cœur de ces quartiers, où il a continué de permettre aux plus démunis de survivre grâce au crédit.
Tout était en vrac, dans un débit de la régie, et vendu au détail car la population vivait au jour le jour : le pain, la farine, le maïs, mais aussi les cigarettes et le beurre, sorte de margarine rouge ou jaune, servi par une cuillère essuyée sur une feuille de papier, le rhum, l’huile. Le pétrole était stocké à l’extérieur, dans un réservoir en métal. A l’intérieur, la morue séchée et le hareng-saur étaient exposés dans des boîtes en bois ; des bacs contenaient de la salaison de porc (groins, queues) ou de bœuf. Même après l’arrivée de l’électricité, peu de foyers disposaient d’un réfrigérateur, cher et réservé aux riches. De grands sacs contenaient de la farine, du maïs, du sucre et du riz ; dans un coin, des fûts de rhum et des dames jeannes de vin. Les quelques aliments en boites et les conserves étaient rangés sur des étagères. Et à l’avant du comptoir, bien en évidence déjà, des bocaux de bonbons, à l’origine de bien des drames familiaux ! Ce mélange d’aliments produisait une odeur particulière et inoubliable.
Toujours sur le comptoir, pour donner à chacun selon ses besoins et ses maigres moyens, trônait l’incontournable balance Roberval et ses poids. Pour les liquides : le décalitre, la chopine, la roquille et la « miss », plus petite mesure qui servait surtout pour le rhum.
Les débits de la régie étaient personnalisés par leur propriétaire. Ainsi, on disait : « Va chez M. ou Mme Untel acheter … » et « dis-lui bien de mettre sur le carnet ! », « N’oublie pas de dire bonjour quand tu rentres ! »
Le carnet contenait tous les achats effectués et ceux-ci devaient être réglés une fois la paye touchée. Quand les propriétaires des débits de la régie se sont rendus compte que les dettes n’étaient plus honorées régulièrement, ils ne firent plus crédit. Les affichettes disant – « Monsieur Crédit est mort » ou « Aujourd’hui, je paye, demain crédit » fleurirent sur les murs. Parallèlement, les conditions de vie s’améliorant, le coup de pouce permettant aux plus démunis de survivre ne se justifiait plus. La petite phrase : « maman a dit de mettre sur le carnet » disparut elle aussi.
Lors de l’exode rural, de nombreux débits de la régie furent repris par des descendants de l’immigration chinoise. Ils étaient intégrés et la plupart parlaient essentiellement le créole mais leur commerce était appelé « Kay Chine » ou « Chez Chine » par la population martiniquaise.
Même si aujourd’hui quelques débits de la régie survivent dans des campagnes profondes, la plupart des Martiniquais ne les fréquentent plus. Ils ont été remplacés par les supérettes, puis par les supers et les hypermarchés. De plus, avec l’essor de l’automobile, il est possible d’aller se dépanner de l’ingrédient qui manque dans les boutiques de stations-services situées le long des routes. Ces stations-services sont d’ailleurs devenues le nouveau lieu de vie d’une génération de jeunes hommes qui s’y retrouvent régulièrement… Mais ça, c’est une autre histoire !