En mai 1940, Andrée était sur les routes de l’exode. Un épisode marquant de sa vie qui la rend sensible au sort des enfants migrants d’aujourd’hui.

Par Andrée Lepetit 

Je m’en souviens comme si c’était hier, de cette marche sur la route au milieu de milliers de gens en pagaille et sueur.  Et pourtant, je n’avais que 5 ans et demi. Cet épisode m’a fait brutalement quitter ma vie réglée de petite fille insouciante et m’a plongée dans une sensation de chaos. 

Je vivais à Rouen avec ma grande sœur et mes parents. Mon père dirigeait une menuiserie, ma mère s’occupait de nous. J’avais des copines avec qui je jouais dans la cour de mon immeuble, à la balle, à la corde à sauter. Avant de prendre la route de l’exode, je n’avais jamais quitté la Normandie. Nous n’avions pas de voiture.

 Un matin de mai 40, mon père est parti à bicyclette dans le Tarn et Garonne, à Moissac. J’ai compris sans qu’on me l’explique qu’il se passait quelque chose d’anormal. 

Et puis, un jour, me voilà sur la route, avec ma mère qui porte une grosse valise et ma sœur. Il fait chaud, et on marche, on marche. Il y a une foule de gens affolés autour de nous. Certains à pieds comme nous et d’autres en voiture. Des ponts sont bombardés et s’écroulent derrière nous, c’est terrifiant.  On marche, on marche. Je me souviens de ma fatigue.  Et aussi que des soldats français ayant pitié de moi me hissent sur les épaules. On avance comme ça jusqu’à Elbeuf. Parfois, des avions arrivent et nous mitraillent. On se met à l’abri  comme on peut. A un moment, ma sœur est blessée. Elle reçoit un éclat d’obus dans le bras qu’un soldat lui retire sur la route. 

A Elbeuf, on parvient à monter dans un train qui s’arrête sans cesse  et que nous devons quitter régulièrement. 

Nous avons peu de choses à manger et il faut se débrouiller pour boire et trouver quelque nourriture. Enfin, nous arrivons à Moissac. Mon père n’y est pas encore. 

Nous y sommes accueillis par de sympathiques personnes à l’accent du sud. Elles nous logent dans leur habitation. Leurs enfants jouent et parlent avec ma sœur et moi.

Et soudain, la vie redevient agréable. Je découvre une recette locale que j’adore et qui devient mon goûter : de la croute de pain frottée avec de l’ail.  Quelle tristesse quand, après deux mois, il faut rentrer à Rouen. Heureusement le voyage de retour est plus calme et nous retrouvons notre appartement intact. Il n’a pas été bombardé. L’exode, dont on a fêté cette année les 80 ans, est pour moi un souvenir indélébile.  C’est traumatisant pour un enfant d’être arraché à son insouciance pour se retrouver dans une situation qu’il ne comprend pas, dont il ne maîtrise rien. Lorsque je vois des enfants migrants, je repense à la petite fille que j’étais. Et je me dis que comme moi, ils seront marqués à vie.