La vieillesse inspire toutes sortes de colloques, tables rondes et autres états généraux où les experts ès vieillissement s’expriment à tout va. Mais rarement, pour ne pas dire jamais, les personnes concernées. Que se passe-t-il à l’intérieur de soi, dans son corps et dans sa tête, quand on avance en âge ? Comment vit-on les fragilités qui surviennent, la mise à l’écart par les encore actifs, le sentiment de devenir invisible ?
Yvonne Leménager a décidé de témoigner en direct de son grand âge, 88 ans, et de sa perte d’autonomie.
Par Yvonne Leménager
Assez de fausses projections ! La parole à ceux qui vieillissent.
La vieillesse est le seul âge de la vie qui n’a pas été vécu par ceux qui doivent la prendre en charge. C’est aussi un état fort peu étudié dans toutes ses dimensions, comparativement à la multitude de travaux portant sur l’enfance. Les lacunes dans la connaissance du vieillissement me font penser aux espaces blancs indiquant, sur les anciennes cartes du monde, les zones non encore explorées, ces terra incognita. De fait, sa prise en charge se fonde beaucoup sur les projections des générations postérieures donc sur des présupposés, car il est difficile d’intégrer ce qui n’a jamais été vécu. Ceci influe sur la qualité de la prise en compte pertinente des besoins de cet âge.
Qu’est-ce qui le caractérise ? À la fin de la vie de son grand-père de 83 ans, sa petite-fille de 7 ans est venue e voir. Il lui a dit : « Tu sais, la vie c’est comme un voyage en avion. Il y a le décollage, la vitesse de croisière et l’atterrissage. » Il nous faut épouser cette dernière phase, s’y plier sans s’acharner à vouloir la nier et la repousser. Lisons la dernière phrase de la Divine Comédie : « Parvenu au milieu de la course de notre vie, je m’égarai dans une forêt obscure… ». Là, c’est l’approche de la fin de cette course. Raison de plus pour tenter de la vivre avec curiosité et courage. Consciente que le temps m’est de plus en plus compté, j’essaie d’en habiter pleinement chaque instant. Exploratrice contrainte, je me pose cette question : « Qu’est-ce que cela va m’apprendre ? »
Soyons conscients que la vieillesse, pouvant couvrir un tiers de nos vies, présente des aspects bien divers. Il est aussi difficile d’en appréhender les nuances que de saisir la réalité d’un champ de lin en fleurs ondulant sous l’effet du vent. Il ne s’agit donc ici que d’un point de vue, forcément limité.
Le vieillissement, c’est la diminution progressive, bien que différente chez chacun, de nos capacités physiques et mentales : affaiblissement musculaire entraînant perte de force et enraidissement plus ou moins douloureux, plus grande fatigabilité, apparition de déficiences sensorielles ou de troubles mnésiques, voire cognitifs, sans compter la possibilité accrue d’accidents de santé.
Ce qui me frappe le plus, c’est la modification du rapport au temps. J’y vois des causes externes et internes. Externes parce que nous ne sommes plus structurés par le rythme du travail ou de la scolarité. Internes parce que s’installent petit à petit de véritables distorsions de la perception du temps, que j’ai tendance à imputer à des modifications cérébrales. Mes ami(e)s du même âge sont comme moi. Nous avons du mal à situer, sauf repères majeurs, les événements antérieurs. Tout se télescope. Cela me fait penser aux compressions du sculpteur César… Paradoxalement nous éprouvons une sensation très vive d’accélération du temps présent. Devenue très lentes, nos journées sont remplies par très peu de réalisations, nous donnant le sentiment que le temps nous coule entre les doigts comme de l’eau. Ce nouveau rythme de vie doit être respecté car il a des causes physiologiques et psychologiques. Si l’on nous presse, nous stressons. Pour ma part, j’ai besoin de calme et de temps pour préparer l’atterrissage : revisiter mon passé, mes souvenirs, mes échecs et mes réussites. C’est un travail de décantation nécessaire. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons plus « faire grand-chose » que nous devenons « bons à rien » comme certains l’éprouvent durement. Le moment de la vieillesse est celui où nous allons passer du « faire » à « l’être », de l’action à la contemplation, en étant conscients que tant que nous sommes vivants, quel que soit notre état, nous suscitons des interactions autour de nous, donc de la Vie. Citons ici « La vie des plantes » d’Emanuele Coccia : « Les plantes, assignées à un espace fixe, n’agissent pas mais elles transforment tout ce qu’elles touchent en vie, elles font de la matière, de l’air, de la lumière solaire ce qui sera pour le reste des vivants un espace d’habitation, un monde. Sans elles pas d’oxygène donc pas de vie. »