Depuis octobre 2020, la Métropole de Rouen soutient le projet Pavés de mémoire pour ne pas oublier les victimes juives du nazisme déportées durant la Seconde Guerre mondiale. 41 « Stolpersteine » – pierres d’achoppement, en allemand – seront posées dans la ville. 4 nouvelles ont été posées devant le 174, rue Eau-de-Robec en avril dernier. Marie s’y est intéressée.
Par Marie H.
Par un beau matin d’avril, mon amie Judith me raconte comment sa voisine de palier l’a apostrophée :
– La municipalité rouennaise ne sait plus quoi faire avec l’argent de nos impôts ! Elle incruste les trottoirs de pavés de cuivre où sont inscrits les noms des juifs déportés pendant la dernière guerre. Premièrement, ce n’est pas ça qui les fera revenir. Deuxièmement, ces pavés, par temps de pluie, dont dangereux. J’ai déjà glissé deux fois là-dessus, moi !
Je connais la dame en question, une insatisfaite permanente, de la race de celles que Rabelais appelait si drôlement les « sempiterneuses ».
– Que lui as-tu répondu ? ai-je demandé à Judith.
– Je me suis contentée de sourire et je lui ai lancé un joyeux : « Bonne journée, Madame D. Si vous sortez, prenez garde aux crottes de chien et aux trottinettes, elles sont dangereuses aussi.
– Je te trouve rudement zen sur ce coup-là, dis-je admirative.
– Tu connais ma devise : je ne parle pas aux c…, ça les instruit. Tu devrais essayer, on gagne un temps précieux et on évite le stress.
– Puisque nous sommes en ville, je serais curieuse de voir à quoi ressemblent ces pavés mémoriels, raconte-moi un peu de quoi il s’agit.
Aussitôt Judith se fait un devoir de me renseigner.
Cette idée de pavés mémoriels nous vient tout droit d’Allemagne, repentance obsolète d’une génération innocente des crimes du passé ; elle est due à un Berlinois.
Judith est pour. Il faut, dit-elle, instruire les jeunes et éviter que ce passé douloureux s’engloutisse dans la poussière du temps et passe dans la trappe de l’oubli. De plus, ces pavés rendent un hommage discret à ces hommes, femmes et enfants qui ont été assassinés, victimes innocentes de lois scélérates.
Je n’ai pas oublié le silence assourdissant des années de notre jeunesse et le « Hitler, connais pas » des micros-trottoirs de ces années-là, dont, il me semble, Bertrand Blier avait tiré un documentaire jugé scandaleux : l’éternel « à quoi bon remuer toute cette boue ? ».
Dans une rue à l’est de la ville, nous repérons devant un immeuble, genre haussmannien du pauvre, un carré de pavés. Il s’agit d’une famille arrêtée pendant la rafle nocturne de janvier 1943. Leurs noms figuraient sur une des six listes remises à la police française par la direction du cabinet du préfet régional, agissant en lieu et place de l’occupant qui était le donneur d’ordre. Jamais Rouen n’avait vu une autorité française se faire l’interprète de l’ennemi et répondre à ses ordres avec autant d’empressement. Tout cela grâce à la minutie et au zèle d’un certain S., fonctionnaire antisémite, connu comme tel dès l’avant-guerre.
Nous avons une pensée émue pour cette famille arrachée à son foyer par une nuit glaciale de janvier et partie se faire tuer, après bien des souffrances, au fin fond de la Pologne. Nous prenons conscience que ces morts, partis avant l’heure dans des conditions terribles, dépendent entièrement de notre fidélité. Cette fidélité aidera peut-être un jour à faire pardonner ce que, dans la rage de leur cœur, les meilleurs d’entre nous n’ont pas pu empêcher.
Ceux qui voudront approfondir le sujet de la déportation des juifs de Rouen, pourront le faire en consultant le livre sérieux et très documenté de Françoise Bottois, historienne rouennaise : « De Rouen à Auschwitz – les juifs du Grand Rouen et la Shoah – 9 juin 1940 – 30 août 1944 ». Devenue l’amie de Denise Holstein, elle l’a encouragée à témoigner en tant que rescapée dans toute la France et à organiser des voyages à Auschwitz pour accompagner des lycéens. Denise a ainsi accepté de briser le silence de plusieurs années. Sa mission de survivante de la Shoah, elle l’a accomplie avec courage et dignité.