Le temps n’est pas le même pour tout le monde, il se détend ou se rétracte selon le regard qu’on lui porte et la place d’où on l’observe. Pour bien faire ressentir cette différence d’appréhension, Martine relate un chapitre de sa vie professionnelle quand elle comparait le temps d’enfants délaissés au temps de leurs parents empêchés. 

Par Martine Lelait 

Je voudrais évoquer une époque lointaine, (la fin des années 70, le début des années 80) où je travaillais à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) et notamment au service des adoptions. 

A l’époque on m’avait « spécialisée » dans la rédaction de rapports au Procureur de la République aux fins qu’il déclare abandonnés des enfants confiés à l’ASE, que d’aucuns appelaient encore parfois les enfants de la DDASS ou, plus daté, les enfants de l’assistance publique. 

Dans ces années, nombreux étaient en effet les enfants placés dont les parents ne s’occupaient pas ou plus du tout et dans le même temps, débutait la raréfaction des enfants dits adoptables ; les futurs parents adoptifs, à défaut de bébés français à accueillir, commençaient à se tourner vers l’adoption internationale (Corée du Sud et Colombie étaient les pays les plus ouverts dans ces années-là…).

C’était l’article 350 du Code Civil, aujourd’hui abrogé, qui permettait au Tribunal de Grande Instance de déclarer abandonnés les enfants placés dont les parents s’étaient manifestement désintéressés durant l’année précédente. C’était ce désintérêt manifeste qu’il s’agissait pour moi de prouver dans ces rapports : il était retenu que l’envoi d’une lettre ou d’une carte postale dans l’année n’était pas considéré comme suffisant pour maintenir des liens affectifs mais si les parents avaient rendu visite, ne serait-ce qu’une seule fois à leur enfant à la pouponnière, dans le foyer ou dans sa famille d’accueil, cela interrompait le fameux délai d’un an.

J’étais, dans cette mission qui m’était confiée, partagée entre des sentiments contradictoires : 

  • d’un côté, le souci de ne pas laisser pourrir des situations de délaissement pour ces enfants qui pouvaient sembler « mériter » mieux que leurs parents défaillants et se voir confiés à des parents adoptifs qui les combleraient de l’amour qui leur manquait. 
  • de l’autre,  de légitimes interrogations : l’administration que nous étions avait-elle donné à ces parents par le sang,  souvent en très grande difficulté, sociale, financière, psychique parfois, les moyens d’entretenir des liens véritables avec leur enfant ?

Que pouvait donc représenter concrètement une année sans relations, qu’on l’observe de la place du bébé, du jeune ou moins jeune enfant ou qu’on l’observe de la place des parents ?  

Pour le petit enfant, une année sans relations, sans avoir été tenu dans les bras de ses parents ni conforté dans l’idée qu’il a des parents quelque part qui l’aiment, confié à des bras autres qui, par la force des choses et de l’habitude, sont devenus ses repères au quotidien, une année c’était parfois sa vie toute entière, une éternité. 

En face, pour des parents englués dans leurs difficultés, misère, maladie, dettes, menaces d’expulsion, autres enfants à élever, une année pouvait passer très vite à se débattre et essayer de résoudre leurs multiples problèmes ; cela les conduisait souvent à remettre au lendemain des choses qui devenaient à leurs yeux moins vitales, moins urgentes que se nourrir, survivre au quotidien… même si c’était la reprise de contact avec leur enfant placé. Cette année-là, pour eux, pouvait passer très vite, sans même qu’ils y prennent garde. 

Il aurait fallu, qui plus est, que dans leur situation, ils eussent connu cet article 350 bien éloigné de leurs préoccupations quotidiennes…

La loi a été sensiblement modifiée depuis. L’article 350 du Code Civil a été remplacé par les articles 381-1 et 381-2. On n’y parle plus de déclaration judiciaire d’abandon mais de déclaration judiciaire de délaissement parental. Au sens de la loi, l’enfant est considéré comme délaissé lorsque ses parents n’ont pas entretenu avec lui les relations nécessaires à son éducation ou à son développement pendant l’année qui précède, sans que ces derniers en aient été empêchés par quelque cause que ce soit. C’est dire qu’un parent éloigné géographiquement parlant, hospitalisé, incarcéré, peut maintenant avoir une raison objective, même si elle n’est pas en soi forcément suffisante, pour n’avoir pas pu maintenir les relations nécessaires. Et surtout, la loi prévoit que des mesures appropriées de soutien aux parents doivent leur avoir été proposées.

Le temps n’est pas le même pour tout le monde : il se détend ou se rétracte selon le regard qu’on lui porte et la place d’où on l’observe. Il ne faudrait jamais l’oublier.