Charlotte Aillaud, née Greco, comme sa sœur Juliette, est morte en mai 2021. Elle a été l’une des grandes figures de la nuit de Saint-Germain des Prés dans les années 60. Et Marie ne l’a pas oublié.
Par Marie H.
C’étaient les années 1960, j’habitais à Saint Germain des Prés, un quartier agréable où il faisait bon vivre. Des petites rues abritaient encore quelques maisons avec jardins, des hôtels modestes fréquentés par des artistes : peintres, écrivains, chanteurs, comédiens, tous ou presque, futures célébrités. Un village à l’ombre de son église au clocher campagnard. Les habitants divers et variés se saluaient et plus si affinité. Les caves avaient fermé mais on faisait encore la fête. Nous dansions sur les mêmes musiques et chantions les mêmes refrains. J’ai aimé vivre là de belles années insouciantes.
Au cours de mes pérégrinations, il m’arrivait de croiser une femme élégante, jolie, avec un beau visage intelligent. Je lui trouvais une ressemblance troublante avec l’ex-muse du quartier, la chanteuse Juliette Gréco. Normal, elle était sa sœur aînée. Nous échangions un sourire, parfois un léger signe de la main. Elle donnait dans sa maison de la rue du Dragon, des réceptions, bals et dîners où se pressait le Paris artistique et mondain de l’époque.
J’appris que cette frêle jeune femme, hôtesse réputée, était de l’acier dont sont faites les héroïnes. Arrêtée à dix-sept ans pour faits de résistance, prisonnière à Fresnes, interrogée à plusieurs reprises avenue Foch, elle était restée muette sous la torture. Déportée avec sa mère dans le convoi des 27000, qualifié par elle de « convoi chic », je n’en aurais pas voulu d’autre, disait-elle. C’était le convoi, qui transporta vers la Pologne l’écrivaine Charlotte Delbo, Germaine Tillon, Catherine Dior, sœur du couturier, Mesdames de Montlaure, de Robien, de Montfort… Bref, que du beau monde.
Rentrée à Paris en 1945, épuisée, pesant à peine trente kilos, elle se jura d’oublier la faim, le froid, la peur et les coups. Elle choisit la liberté et la légèreté. Les commémorations, les amicales d’anciennes déportées, ce n’était pas pour elle, pas son genre. Elle ne voulait plus entendre parler de toute cette horreur. A quoi bon évoquer l’enfer lorsqu’on a eu la chance d’en revenir ? Pourquoi attrister sa famille et ses amis avec le récit de ses malheurs ? Charlotte a préféré devenir hyper civilisée, pleine de charme, à la conversation éblouissante, à la drôlerie constante et à la fière ironie, son bouclier. Elle ne laissera pas le cauchemar prendre le pas sur sa joie de vivre. La nuit, elle dansait et s’amusait avec ses nombreux amis. Elle ne fut pas jamais une victime ; le devoir de légèreté qu’elle s’imposait sécrétait l’oubli bienfaisant.
Le souvenir de nos brèves rencontres, de ses saluts amicaux et chaleureux qui ont embelli mon adolescence, m’est revenu en mémoire l’année dernière. Le soir où j’ai appris la mort de cette belle dame brune, Charlotte Aillaud, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
« Old soldiers never die », un chant irlandais prétend que les vieux soldats ne meurent jamais. Puisse-t-il dire vrai.